Reïshiki – L’étiquette

» Posté par le 10 mars 2012 dans Daniel Leclerc, Histoire et philosophie | 0 commentaire

 

PREAMBULE

Avant d’entamer l’étude proprement dite du REISHIKI, il ne paraît pas inutile de rappeler la différence essentielle et, pourrait-on dire, existentielle, entre le BUJUTSU, qui constitue l’ART MARTIAL à proprement parler, et le BUDO dont la traduction la plus fidèle serait DISCIPLINE ou VOIE MARTIALE. En effet, bien que chacun d’eux dispose d’un reishiki, leur finalité diffère: pour le premier, le comportement et les gestes sont conditionnés par la nécessité de pouvoir répondre instantanément et efficacement à la moindre menace, au moindre signe d’agression, alors que pour le second, du fait de ses implications non guerrières, le respect de l’étiquette est dicté par des considérations d’ordre essentiellement spirituel.

Pour argumenter ce propos, nous empruntons quelques passages du livre de Donn F. Draeger: « Budo classique ».

p. 37 à 41

« Le budo classique est né du remplacement de la dénomination « bujutsu » par la substitution de l’idéogramme jutsu: « art » en do: « la voie ». Une telle innovation révélait le désir de l’homme de développer une conscience de sa propre nature spirituelle à travers la pratique de disciplines qui le conduiraient à un état de réalisation de son être, du « soi ». C’est cet objectif qui est à la base de la principale différence entre les disciplines martiales qualifiées de « jutsu » et celles définies comme « do ».

A l’origine, le bujutsu, ou art martial, était principalement caractérisé par des implications d’ordre technique. Cependant, durant la période Tokugawa, lorsque les exigences et le besoin des techniques de combat s’estompèrent, s’esquissa la période de « l’art » d’ « abandonner la technique », d’ « abandonner l’ego ». On parla dès lors de « do ». Le sens profond de ce terme fut clairement exprimé par Yagyu Tajima no Kami (1527-1606): « Toutes les armes conçues pour tuer sont néfastes et ne doivent jamais être utilisées, sauf en cas d’extrême nécessité. Si, toutefois, on doit en faire usage, que ce soit uniquement pour punir la malveillance, non pour ôter la vie à quelqu’un. L’entraînement est la première condition pour comprendre ce concept. Il ne s’agit pas d’une simple érudition, mais plutôt d’un passage qui nous conduit dans le lieu où l’on parle avec le maître. Le maître est le Tao, la vérité. » Quand bien même il ait la même base technique que le bujutsu, le budo classique n’a pas été créé pour être au service du guerrier sur le champ de bataille. Quelques formes de bujutsu, mais pas toutes, furent modifiées pour l’entraînement du budo et refaçonnées dans le sens métaphysique. Alors que le bujutsu accentuait l’importance de la forme pour obtenir un résultat efficace au combat, le budo utilise la forme comme moyen pour se perfectionner. L’entraînement en budo, par conséquent, visait des idéaux plus élevés que ceux du bujutsu.

En prenant naissance durant une période de paix qui ne nécessitait plus de soutenir l’épreuve du combat, la majeure partie de ceux qui ont contribué au développement du budo estima qu’en renonçant aux finalités proprement guerrières du bujutsu, rien d’essentiel ne serait perdu.

Il faut toutefois comprendre que le budo ne saurait en aucun cas être envisagé comme une sorte de divertissement social, de sport ou encore de méthode pour exhiber une maîtrise de nature esthétique. Il constitue, bien au contraire, un ensemble de disciplines austères qui éprouve et éduque directement le mental et qui s’applique à la vie quotidienne au travers d’un entraînement spécifique et perdurable. En fait, le budo est une méthode concrète qui propose un modèle de comportement pour la vie et l’ « ego ».

En entreprenant l’étude du budo comme divertissement ou par caprice, il est impossible d’accéder à la vraie connaissance. Le chemin du perfectionnement de soi requiert temps et sacrifice, et s’en tenir à l’enseignement imparti est plus important que d’être pressé d’y parvenir. Les fondateurs des divers systèmes du budo classique prescrivent une certaine discipline dans le but d’ouvrir les yeux de l’esprit. Une telle discipline s’apparente à une sorte de mysticisme introspectif: il n’est possible d’aborder l’expérience mystique qu’au travers une participation, une implication directe.

La règle de l’implication personnelle, à laquelle obéissent toutes les disciplines classiques, ne souffre aucune exception. Le budo classique révèle son sens seulement à ceux qui s’adonnent corps et âme à un entraînement rigoureux. Pour les autres, « la voie » ou « do » – « le feu de la vérité » – ne les consumera pas et restera à jamais fermée. Mais également pour ceux qui y sont déjà entrés, beaucoup d’années d’entraînement stoïque seront nécessaires pour appréhender le vrai sens du budo classique.

Les pères du budo classique considèrent que la forme est une force active de la vie quotidienne de l’homme. Ils ont choisi et adapté quelques aspects de la forme développée en priorité par les bushi traditionnels pour être utilisée en bujutsu. Ces aménagements ne furent pas fortuits et les créateurs du budo furent des génies particulièrement créatifs. Les applications spécifiques des techniques utilisées dans les diverses disciplines du budo furent celles qui étaient véritablement susceptibles de conduire à une intense concentration. Chaque mouvement était considéré comme l’expression naturelle de l’homme en action. Ils sont si subtilement connectés entre eux que l’action qui résulterait du retrait d’un seul élément majeur affaiblirait considérablement la recherche vers la perfection spirituelle.

Considérer les divers styles de budo classique comme une religion serait sans doute une erreur. Il ne s’agit ni d’une cérémonie ou d’un rituel, ni d’un instrument pour l’exercice de l’étiquette, encore moins d’exercices d’adresse ou d’habilité exécutés à des fins religieuses ou solennelles. Il est vrai que le budo classique est basé sur ce qui pourrait équivaloir à une pratique religieuse, c’est-à dire une certaine forme de dévotion vis-à-vis des aspects physiques et pratiques de la forme, mais le but principal reste de tirer à l’arc, de manier un sabre ou tout autre arme; ceux-ci doivent être utilisés spirituellement selon le principe directeur « un coup, une vie ». En l’absence de tels fondements, le moindre mouvement serait dépourvu de sens.

L’essentiel des règles conventionnelles de comportement du bushi traditionnel est basé sur l’autodéfense. Mais cette étiquette ne jouait qu’un rôle de seconde importance et ne constituait qu’un exercice de stabilité et de maintien. Si l’on n’est pas à même de comprendre ce concept, le bujutsu classique reste privé de sens, pour n’être qu’une vaine reproduction de la forme. Par exemple, lorsque le guerrier traditionnel se mettait en position de seiza ou de tate-hiza en posant d’abord le genou gauche (une question de forme qui ne souffrait aucune exception), il le faisait pour pouvoir, en cas de nécessité, dégainer rapidement le sabre qu’il portait sur le côté gauche.

Cette curieuse position était donc conditionnée par la nécessité pratique de pouvoir bouger le plus vite possible dans l’éventualité d’une menace imminente. De même lorsqu’il se levait, le genou droit précédait le gauche afin de pouvoir dégainer sans gêne.

Les fondateurs des diverses disciplines qui constituent le budo classique eurent tendance à ignorer les implications militaires cachées derrière la forme physique et l’étiquette dont faisait usage le guerrier; en adoptant les attitudes typiques du guerrier, ils attribuaient en fait plus d’importance à l’étiquette qu’à l’utilité réelle des mouvements. L’étiquette est importante pour la conduite de l’exécution des techniques du budo classique dans la mesure où elle contribue à développer autant l’élégance du mouvement que l’on cherche à perfectionner que la sérénité avec laquelle on l’exécute, et qu’elle est en rapport avec la recherche du développement vers « l’homme intégral ». En insistant sur la forme physique correcte dans le sens, soit de la technique, soit de l’étiquette, les représentants des diverses formes de budo classique garantissaient l’obtention d’une autodiscipline d’un niveau plus élevé. Bien que le budo classique se fonde sur la forme et qu’en son absence il ne puisse exister qu’en théorie, elle n’est qu’un élément extérieur ou visuel du budo. Il existe également un facteur spirituel qu’il convient de prendre en considération. La forme n’est qu’une matérialisation de l’esprit et c’est une des caractéristiques du budo classique que de rechercher l’essence qui se cache derrière la forme même. La forme constitue le cadre de l’activité de l’esprit. Délaisser la forme signifie qu’il ne reste rien qui puisse servir son « détenteur », savoir l’esprit. Le domaine de la forme n’est qu’un élément, aussi important soit-il, qu’il faut utiliser tout au long de la « voie ». En finalité, la forme sera abandonnée, pour ainsi pouvoir parvenir au stade ultime de l’évolution personnelle: le perfectionnement de l’être.

Le budo classique est le témoignage de la transformation de techniques basées sur le sens pratique et des siècles d’expériences dans le combat, en un « système de vie » pacifique. La conception éthique confucianiste de l’organisation sociale se vérifie dans les systèmes du budo, notamment au niveau de l’importance attribuée à la responsabilité sociale de l’homme. En partant des éléments taoïstes, le budo souligne ce qu’il y a de naturel et spontané dans la nature humaine. En ce sens, il agit comme un système d’éducation morale et supra morale et, de ce fait, est considéré non comme un instrument pour tuer, mais comme un moyen à travers lequel l’individu peut aspirer à la perfection morale. Cette dimension apportée à l’activité morale de l’homme constitue une caractéristique fondamentale du budo classique. Alors que le bujutsu et le budo traditionnel partagent un intérêt commun pour la moralité, c’est la priorité attribuée aux actes moraux qui les distinguent. En considérant le bujutsu et le budo sous forme tridimensionnelle, les priorités suivantes sont mises en évidence: bujutsu classique: 1) efficacité combative, 2) discipline, 3) moralité budo classique: 1) moralité, 2) discipline, 3) forme esthétique.

L’émergence du budo classique fut favorisée par les mutations sociales qui se sont produites durant la période Edo. Par conséquent, ce qui un temps fut utilisé comme entraînement pour le champ de bataille (bujutsu) par l’oligarchie aristocratique (les guerriers traditionnels), fut modifié pour devenir la base d’un système de préparation que l’homme ordinaire pouvait également adopter dans sa vie quotidienne (budo). »

Chapitre 8 – p. 138

« Leurs exercices sont des batailles sans effusion de sang. »

Giuseppe Flavio

« …

Il est vraisemblable que le budo classique a été créé par des hommes qui cherchaient à échapper aux contraintes sociales de la société féodale. Mais le postulant moderne des disciplines classiques ne doit pas s’attendre à vivre hors le monde social en pratiquant ces disciplines. Une caractéristique du do est qu’elle conduit l’élève à chercher la liberté, mais en conformité avec ses obligations sociales. Il s’est offert spontanément (et il est important de ne pas oublier cette motivation essentielle) de parcourir la « voie », en étant conscient que le sens de la vie réside dans le faire, dans le processus du faire, plutôt que dans le résultat final, l’accomplissement ultime.

C’est seulement avec cette disposition d’esprit qu’il parviendra à transcender son ego et à se réaliser.

Certains commettent l’erreur de critiquer le budo classique plutôt que les carences de certains de ses soi-disant disciples, comme les élèves qui entreprennent l’étude de ces disciplines sans l’état d’esprit adéquat. Les personnes superficielles trouveront la superficialité où qu’elles aillent, mais l’essence du budo classique possède une intériorité inexplorée. Selon un vieux proverbe japonais:

« Seul le poisson fort ose nager dans la haute mer. ». Il en est de même du postulant qui fait du budo classique l’étude de sa vie. Ces disciplines deviennent pour lui un mode de vie et non une simple occupation partielle; elles deviennent un mode de percevoir, de faire, d’être. Il doit constamment apporter à l’étude quelque chose qui provient de son intériorité et penser qu’il devra toujours donner plus qu’il ne s’attend à recevoir.

Le budo classique n’est pas quelque chose d’insignifiant dans lequel on s’engage par divertissement ou par caprice. Il n’est pas entrepris par simple plaisir personnel ou comme passetemps.

Ceux qui ont l’intention d’utiliser le dojo pour s’exhiber, pour se pavaner, par arrivisme, pour faire un brin de causette ou des commérages, ne sont pas encore parvenus à saisir le fait que la profondeur du budo classique surpasse le culte de l’ego. Le budo classique est le fruit des valeurs japonaises traditionnelles, dont le caractère objectif est d’ordre culturel. Pour un nonjaponais qui entend ne pas être « japonisé », il est préférable de ne pas entreprendre l’étude du budo classique, puisque cette discipline est fortement imprégnée par la culture japonaise. Si le budo devait changer pour se conformer aux inclinations de la société non japonaise, il ne serait plus le budo classique japonais.

Dans le budo classique, c’est l’esprit de perfectionnement de soi plutôt que l’autodéfense qui représente la valeur suprême. Ces disciplines ne sont pas destinées à alimenter les divers systèmes d’autodéfense. J’en veux pour preuve que la plupart des experts doivent leur renommée pour avoir perfectionné leur propre nature plus que pour leur habilité à combattre. Si c’est un système d’autodéfense que le pratiquant compte trouver, il est mieux pour lui qu’il cherche du côté du bujutsu classique ou des disciplines modernes qui en dérivent et qui ont été développées dans ce but. »

Il m’a semblé préférable de placer ce texte, un peu long, en préambule de cet exposé plutôt qu’en conclusion car il se révèle indispensable pour saisir le sens et le but du reishiki. S’il veut comprendre la raison d’être du reishiki, le pratiquant doit se pénétrer de l’idée qu’en entreprenant l’étude d’un budo – et Morihei Ueshiba a conçu l’aïkido dans ce sens – il s’engage sur la voie, longue et incertaine, du perfectionnement de son être. A défaut, la pratique ne sera qu’une vaine reproduction de la forme , aussi doué que puisse être le pratiquant.

En effet, comment pourrait-il être intéressé de savoir pourquoi il salue le mur sur lequel est accroché le portrait de O’SENSEI au début et à la fin de chaque cours? Pourquoi il doit ranger ses zori lorsqu’il monte sur le tatami? Pourquoi il salue son adversaire avant et après avoir pratiqué avec lui? Pourquoi il doit préparer ses armes avant le cours sans nécessairement savoir si elles seront utilisées? Pourquoi il doit plier son hakama à la fin du cours? Pourquoi il doit saluer son sabre? Autant de questions que le pratiquant devra se poser et auxquelles il devra nécessairement apporter une réponse s’il veut approfondir le sens et le but de sa pratique. Car sans le « pourquoi? », il se désintéressera du « comment? ».

Bien souvent déconsidéré par bon nombre de pratiquants, par ignorance ou par indifférence, cet aspect de la pratique est de première importance, alors même qu’elle n’a aucune application martiale. Il n’est pas, cependant, l’apanage du BUDO japonais. En effet, pourrait-on imaginer un grand chef cuisinier, sous prétexte que sa cuisine est bonne et renommée, servir ses plats dans la casserole où ils ont mijoté? Certes, ils ne seraient pas moins succulents. Mais justement pour cela doivent-ils être accommodés de la meilleure façon, ne serait-ce que pour les mettre en valeur.

Leur présentation concourra donc à créer l’ambiance idéale à leur pleine et totale appréciation. Ce décorum, en apparence inutile, touche au raffinement et dénote la recherche délibérée de finesse, de délicatesse, d’harmonie, jusque dans ses moindres détails. Cette recherche, au même titre que l’apprentissage de la technique, fait partie intégrante de la Voie, du DO, en ce sens qu’elle nous aide à prendre conscience de nos moindres faits et gestes et, par extension, à prendre conscience de notre place dans l’Univers.

Avec l’apport du ZEN, la civilisation japonaise a poussé cet art du raffinement jusqu’à son paroxysme, notamment au niveau de la cérémonie du thé (CHA-DO), où la dégustation en constitue la partie la moins essentielle.

L’indifférence étant un état d’esprit que le savoir ne saurait à lui seul transformer, cet exposé se propose simplement de lever le voile de l’ignorance en apportant quelques réponses, ou plus précisément quelques orientations, susceptibles d’ouvrir les yeux du pratiquant sur cet aspect de la pratique en apparence inutile. De surcroît, l’observance du REISHIKI ne requiert aucune aptitude physique ou intellectuelle particulière de la part de celui qui l’exécute, seulement l’ouverture et la disponibilité de son esprit.

Dans un premier temps, seront donc abordés quelques-uns des divers sens que peut recéler l’étiquette: historique, académique, étymologique (japonaise), philosophique, spirituel, métaphysique, en un mot: son « pourquoi? ». Puis sera abordé le « comment? », sous forme de trois chapitres, savoir:

1. 1. l’étiquette personnelle, c’est à dire par rapport à soi-même, à sa personne,

2. 2. l’étiquette par rapport à la pratique, à la communauté des pratiquants, au dojo, etc.

3. 3. l’étiquette par rapport à la société, à la communauté des hommes.

Bien entendu, l’étiquette sera développée principalement en fonction des critères propres au budo, mais nous verrons qu’elle peut déborder largement le cadre du dojo.

I – POURQUOI L’ETIQUETTE? – DEFINITIONS

L’étiquette est l’ensemble des formes cérémonieuses qui marquent les rapports entre les particuliers et qui constituent les règles de comportement et de bienséance à observer dans un cadre donné comme par exemple: la cour d’un monarque, un lieu de culte, une célébration, qu’elle soit profane ou religieuse, sociale ou privée. Voilà pour ce qui est de sa définition formelle et académique. Il est important de préciser que l’étiquette est en rapport aussi bien avec la structure du groupe ou de la société qui l’a instituée qu’avec son histoire et qu’elle implique nécessairement une expérience existentielle. Mais, comme chacun aura pu le constater, plusieurs scénarios peuvent coexister dans une même culture.

Dans la culture japonaise, il existe plusieurs termes concernant l’étiquette, savoir: REISHIKI, REIHO, REIGI, REIGI SAHO.

Tous ces termes sont composés de l’idéogramme REI qui signifie littéralement: salut, salutations.

SHIKI signifie « cérémonie ». REISHIKI pourrait donc se traduire par « le cérémonial ».

HO signifie « loi ». REIHO serait donc « l’étiquette » proprement dite puisque s’agissant des lois régissant le « salut ».

REIGI est le terme utilisé par N. Tamura dans son livre: « AIKIDO – étiquette et transmission »:

« REI se traduit simplement par salut. Mais il englobe également les notions de politesse, courtoisie, hiérarchie, respect, gratitude. REIGI (l’étiquette) est l’expression du respect mutuel à l’intérieur de la société. On peut aussi le comprendre comme le moyen de connaître sa position vis à vis de l’autre. On peut donc dire que c’est le moyen de prendre conscience de sa position.

Le caractère REI est composé de 2 éléments: SHIMESU et YUTAKA.

shimesu: l’esprit divin descendu habité l’autel yutaka: la montagne et le vase sacrificiel de bois qui contient la nourriture: deux épis de riz, le récipient débordant de nourriture, l’abondance.

Ces deux éléments réunis donnent l’idée d’un autel abondamment pourvu d’offrandes de nourriture, devant lequel on attend la descente du divin… la célébration.

GI: l’homme et l’ordre. Désigne ce qui est ordre et qui constitue un modèle.

REIGI est donc à l’origine ce qui gouverne la célébration du sacré. Il est probable que ce sens se soit ensuite étendu aux relations humaines lorsqu’il a fallu instaurer le cérémonial qui régissait les relations hiérarchiques entre les hommes. »

REIGI SAHO pourrait être traduit par: « les règles de l’étiquette », ce qui correspond au sens donné par les dictionnaires occidentaux.

De façon plus pragmatique, l’on peut dire que l’étiquette constitue un code dont la signification ne peut être perçue que par les initiés, c’est à dire par ceux qui ont acquis les premiers éléments dans la connaissance ou/et la pratique d’une science, d’un art ou d’une pratique donnée. Ce code est la marque d’un groupe particulier ou d’une relation particulière. L’étiquette introduit le novice à la fois dans la communauté des pratiquants (shugyo-sha) et dans le monde des valeurs spirituelles.

Elle lui apprend les comportements et l’histoire du groupe, mais aussi ses mythes et ses traditions.

L’étiquette raconte pourquoi les choses sont ce qu’elles sont et comment elles nous sont parvenues. Elle raconte l’histoire de tous les évènements qui ont contribué à faire de l’art que l’on pratique ce qu’il est aujourd’hui. Il importe donc de la conserver soigneusement et de la transmettre intacte aux nouvelles générations de pratiquants.

L’étiquette est constituée d’un ensemble de gestes non utilitaires, non pas qu’ils ne servent à rien, mais plutôt que l’on peut s’en passer. Ce geste n’est matériellement pas rentable et peut même être considéré par certains comme une perte de temps. Son but n’est pas dans l’efficacité immédiate. Il n’est donc pas spontané comme ceux que l’on a constamment dans la vie courante, sans même devoir y penser. Il réclame « vigilance » de la part de celui qui l’exécute et, en ce sens, contribue à développer chez le pratiquant le ZANSHIN (littéralement traduit: l’esprit rémanent ou la présence – ici et maintenant – d’esprit).

Sa raison d’être ne se situe donc ni dans son utilité, ni dans sa rentabilité, mais dans la gratuité de ce qu’il induit. Il met en jeu une partie du corps (dont notamment les cinq sens) pour permettre à celui qui l’exécute de rassembler (du grec sumballein (assembler) qui dérive de sumbolon: symbole) son esprit à ce qui échappe à ses sens.

Pour qu’une chose soit bien faite, il faut la faire comme elle a été faite la première fois, s’imprégner de l’état d’esprit qui a prévalu à sa conception et participer ainsi à sa perpétuation. La répétition symbolique du geste implique donc une réactualisation du geste initial et de l’énergie qui l’a créé, avec la même pureté, la même efficience et la même virtualité intacte. En tant que symbole, il est chargé de sens et doit devenir « signe », pour ceux qui le font comme pour ceux qui le voient faire. Il doit être simple, beau, emprunt de sérénité (sans tension ni précipitation), juste et harmonieux.

La répétition rigoureuse du geste rend possible la tabula rasa sur laquelle viendra s’inscrire les révélations successives du pratiquant, de celles qui pourraient lui ouvrir les portes de l’esprit. (En Iai, par exemple, le geste exécuté par la main gauche sur le sageo pour le placer sous le sabre après s’être assis en seiza; ou en Aikido, au moment du salut des adversaires avant taninzu kakari geiko.)

L’étiquette ne vit pas uniquement dans une réalité « immédiate ». Sa symbolique pourrait s’exprimer en ces termes: qu’on ne devient un pratiquant véritable que dans la mesure où l’on cesse d’être un homme biologique, mécanique. Elle démontre que le vrai pratiquant – le « spirituel » – n’est pas le résultat d’un processus naturel: il se fait. La « fonction » de l’étiquette pourrait donc être de révéler symboliquement au pratiquant le sens profond de l’existence et de l’aider à assumer sa responsabilité d’être un « Homme Totale », pour ainsi participer à l’évolution spirituelle de l’humanité.

En étudiant et en respectant l’étiquette, on ne perdra pas de vue que le but de la recherche est, au fond, la connaissance de l’homme, de soi. Aussi, l’étiquette constitue-t-elle une démarche, une expérience essentielle dans la progression du pratiquant s’il veut pénétrer le message ultime du BUDO, c’est à dire devenir capable d’assumer pleinement son mode d’être.

Mais à bien y regarder, l’étiquette n’est sclérosée qu’en apparence. Et si l’on se contente aujourd’hui d’imiter à l’infini les gestes transmis, on ne peut ignorer les innombrables transformations dont l’étiquette a bénéficié au cours de son histoire.

II – L’ETIQUETTE – COMMENT?

« Le caractère des hommes ne se montre jamais mieux que dans les choses qui paraissent indifférentes. »

(Proverbe du monde)

Il serait prétentieux de vouloir dresser une liste exhaustive de l’ensemble des règles de l’étiquette.

De surcroît, certaines de ces règles peuvent différer d’un pays à l’autre, ou plus précisément d’une culture à l’autre. Ainsi, au Japon, il est inconcevable de plier son hakama sur le tatami alors que cette façon de procéder semble avoir été adoptée dans tous les autres pays du globe. L’étiquette, cependant, exige que le pratiquant ne plie pas son hakama dos au kamiza. Cet exemple illustre à quel point les règles de l’étiquette ne sont pas gravées dans la pierre et doivent nécessairement s’adapter, notamment lorsqu’elles sont issues d’une culture différente de la sienne. Si en Aikido les règles de l’étiquette semblent relativement uniformes, il n’en est pas de même de disciplines martiales telles que, par exemple, l’Iai où l’étiquette peut varier d’une école à l’autre au point de paraître contradictoire, notamment la position du sabre lors du salut au kamisa ou au sabre lui-même.

Dans un domaine plus religieux, le signe de croix n’est pas exécuté de la même façon par les Catholiques, les orthodoxes, les Protestants, les Nestoriens, les Coptes, les Jacobistes et autres.

Mais tous, sans exception, font un signe qui symbolise la croix et la passion du Christ.

Ces différences, en apparence discordantes, démontrent à la fois la diversité et la cohérence de la nature humaine. Elles justifient la multiplicité des formes et confirment l’universalité des principes. A ce stade, il est intéressant de relever l’étrange homonymie entre les mots éthique et étiquette (à tel point qu’il ne serait pas choquant d’écrire « l’éthiquette » de cette façon). En effet, ne concerne-t-elle pas les règles de conduite, la morale?

Il n’est pas dans notre intention d’inventorier et répertorier les multiples règles de l’étiquette martiale à travers les âges et les cultures. L’idée n’est pas inintéressante mais déborde largement le cadre de cet exposé. Elle permettrait en revanche de mesurer à quel point nos comportements sont conditionnés par nos rapports avec l’autre et les divers modes de prévenir les conflits. Mesurer, par exemple, que la prohibition du port d’armes a permis de se saluer en se serrant la main, ce qui était parfaitement inconcevable avant. Comprendre que le geste de trinquer était conditionné par le fait que le mélange des liquides au moment où les verres s’entrechoquaient permettait de s’assurer qu’aucun poison n’avait été versé dans l’un d’entre eux. Ainsi, bon nombre des gestes encore utilisés de nos jours dans nos comportements relationnels étaient à l’origine conditionnés par la nécessité de rester vigilant en toutes circonstances, c’est-à-dire en état d’éveil permanent. A fortiori, cette vigilance s’adressait-elle en premier lieu à ceux qui avaient choisi le métier des armes et pour lesquels la moindre faute d’inattention pouvait être fatale.

Aussi, cet exposé se bornera à énoncer quelques principes de base qui devraient permettre au pratiquant de se repérer et, surtout, de comprendre que l’étiquette est plus affaire de conscience que de connaissance.

Fidèle à la didactique du budo classique japonais, nous proposons d’aborder le « comment? » sous la forme tandoku renshu (travail seul), sotai renshu (travail à deux) et tameshi giri (exercice de coupe) que nous transposons de la façon suivante:

1. l’étiquette par rapport à soi-même,

2. l’étiquette par rapport aux autres pratiquants et au dojo,

3. l’étiquette par rapport à l’autre et à la société.

 

Daniel Leclerc

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