Entretien avec Daniel Leclerc
AJ: Tu travailles beaucoup avec les armes. Pourquoi ?
DL : Parce qu’il est impossible de dissocier le sabre du Japon : toute l’histoire des arts martiaux japonais est liée au katana. Si tu veux avoir une chance de comprendre le Budo japonais, tu ne peux pas ne pas étudier le sabre, le Ken. Et O’Senseï n’a pas échappé à la règle : ne dit-on pas de l’Aïkido qu’il est l’art du sabre sans sabre ? Hélas, il n’a laissé aucune didactique et si ce n’était l’effort de Saïto Senseï dans ce sens, l’étude du ken, et des armes en général, aurait déserté depuis longtemps nos dojo d’Aïkido.
Pour ma part, ma démarche a été la suivante : retrouver à travers l’étude du sabre les principes qui ont inspiré O’Senseï pour créer l’Aïkido. Cette recherche m’a porté à étudier le Budo classique dont la didactique a fait ses preuves au fil du temps, puisque certaines écoles pré-datent 1600. Cette didactique est parfaitement structurée et conduit progressivement le pratiquant à appréhender les principes qui sous-tendent le Budo japonais. Rien n’est laissé au hasard, tout est prévu, réglé, éprouvé. Tu dois seulement perdre temporairement ta liberté en confiant ta progression à des séries de mouvements que d’autres ont créées pour toi : les fameux Kata, tant décriés.
Comme j’ai eu plusieurs fois l’occasion de le dire, ce que j’aime avec les armes, c’est la liberté ; mais le prix de la liberté, c’est le Kata. Ce que j’aime en Aïkido, c’est la liberté ; mais le prix de la liberté, c’est la médiocrité.
Cette liberté, tu ne manqueras pas de la retrouver, pour autant que ta recherche soit sincère et ta pratique assidue. Mais rien n’est garanti. Et tu ne manqueras pas de la trouver chez de nombreux élèves de O’Senseï. Qui a pratiqué le ken de Shirata Senseï, d’Arikawa Senseï, de Saïto Senseï, de Kobayashi Senseï, de Tamura Senseï, de Chiba Senseï et autres me comprendra.
Mais je ne prétends pas que l’étude de l’Aïkido doive nécessairement passer par les armes : loin s’en faut. L’Aïkido se suffit à lui-même : c’est seulement nous qui n’y consacrons pas suffisamment de temps, ou qui avons cessé d’apprendre…
AJ : C’est plus difficile d’apprendre les mouvements aux armes qu’en Aïkido ?…
DL : Non, au contraire ! C’est plus facile. Enfin, ne me fais pas dire ce que je ne veux pas dire : plus facile, mais pas plus simple. C’est plus facile, parce que l’on te dit pratiquement comment faire. On te dit : « Pratique et étudie les Kihon et les Kata et tu comprendras les principes qu’ils illustrent ». Dans les Ecoles classiques d’armes, les Kata font office de testament technique et ce sont les pratiquants, par leur travail et leur engagement, qui les font survivre en transmettant fidèlement leur testament. En Aïkido, on te donne des indications, des directions de recherche, des points-clés. Pour autant que je sache, O’Sensei n’avait pas structuré sa didactique et l’on doit la nomenclature actuelle à son fils : Kisshomaru. De ce fait, rien n’empêche aujourd’hui de considérer Ikkyo ou Shiho nage comme un Kata, même si cette affirmation peut en irriter plus d’un.
Très schématiquement, deux types de didactique peuvent être définis : Omote et Ura.
Quand un menuisier, par exemple, transmet son savoir, l’Omote consistera pour lui à enseigner à l’apprenti comment fabriquer cette chaise, puis cette table, puis cette armoire et ainsi de suite, jusqu’à ce que l’apprenti soit en mesure de reproduire fidèlement le modèle de chaises, de tables ou d’armoires proposé.
L’Ura consistera à lui enseigner à quoi servent les outils, comment et pourquoi les utiliser : celuici pour couper, celui-là pour raboter, cet autre pour visser et ainsi de suite jusqu’au moment où l’apprenti pourra transformer un arbre – sa matière première, son Uke – en quoi bon lui semblera qui respectera la nature originelle du bois.
A n’en pas douter, les élèves d’O’Senseï d’avant guerre ont reçu un enseignement Ura et ils étaient tous des Budoka parfaitement accomplis.
Pour ma part, j’ai choisi d’entrer dans l’Ura de l’Aïkido par les armes (Iaï-do, Iaï-jutsu, ken et Jodo) et je ne regrette pas ce choix. Et Tamura Senseï lui-même m’a toujours prodigué ses encouragements pour persévérer dans cette Voie.
AJ : Mais alors, que t’a apporté le travail des armes que tu n’as pas trouvé en Aïkido ?…
DL : Disons que le travail des armes a mis en évidence des éléments inclus dans la pratique de l’Aïkido qui ne sont plus ou peu enseignés, même s’il y est fait référence.
AJ : Par exemple ?…
DL : … Metori ! Le regard ! Prendre, saisir avec le regard. Tous les Maîtres d’Aïkido, japonais ou non, en parlent mais aucun d’eux ne l’enseigne. En armes, ce travail fait partie intégrante de la pratique et est enseigné dès le départ : d’abord Metsuke pour arriver progressivement à Metori.
Kiri Otoshi ! Cette coupe au sabre qui permet de prendre le centre d’Uke en entrant dans son attaque : Chokusen Irimi en Aïkido !
L’étude des trajectoires : Hazuji !
Reïshiki, l’Etiquette !
Et tant d’autres principes de base qui, bien qu’incluent dans la pratique de l’Aïkido, ne sont plus mis en évidence au profit d’un enseignement plus orienté sur l’Omote.
Un des élèves occidentaux d’O’Senseï lui a un jour demandé : « Senseï, pourquoi n’arrivons nous pas à reproduire votre Aïkido ? – parce que vous n’avez pas trouvé le Yin de l’Aïkido ! », lui a-t-il répondu.
Je soumets ce Koan à la réflexion des lecteurs d’Aïkido Journal.
La Colle s/loup Août 2009